Pierre Simon est l'ex-président de la société de télémédecine SFT Antel et a publié un livre « Télémédecine, enjeux et pratiques » le 19 octobre 2015. Expert en e-santé, il tient un blog sur le sujet, où il défend notamment une collaboration étroite entre médecins et startups afin que les produits vendus soient conformes à la confidentialité des données, à la sécurité des patients, et à l'organisation des soins. Ici, il nous livre une tribune sur l'état de la santé connectée en France et à l'étranger et les divers types de gouvernance associés.
La question de la gouvernance de la santé connectée et de la télémédecine revient régulièrement dans les débats et les colloques consacrés à ces thèmes. Les plus fervents partisans d'une gouvernance « centralisée » sont les industriels et start-ups du numérique et certaines institutions, dont le CNOM qui estime que l'Etat doit réguler toute tendance à l'ubérisation de la santé connectée.
Le premier plan prioritaire national de télémédecine, voté en conseil des ministres en juin 2011, a eu comme gouvernance l'Etat (ministère de la santé) représenté au sein des régions sanitaires par les ARS (Agences régionales de santé). Cette gouvernance, à la fois étatique et décentralisée, a bien fonctionné pour les projets retenus dans les plans régionaux de télémédecine (2012-17). Faut-il créer un niveau supérieur de gouvernance, au-dessus de celui des ARS, pour développer une stratégie nationale de télémédecine et de la santé connectée ?
Essayons d'abord de contribuer à la réponse en regardant quels sont les types de gouvernance mis en place chez nos voisins européens et nord-américains et leur efficacité.
Qu'en est-il à l'étranger ?
Dans des Etats unitaires décentralisés comme la Norvège et le Danemark, la gouvernance de la santé connectée et de la télémédecine a été confiée à des hôpitaux universitaires : le CHU d'Odense au Danemark et le CHU de Tromsö en Norvège. Dans ces deux pays, il n'existe que des programmes localisés de télémédecine et de santé connectée, répondant à des besoins spécifiques d'amélioration de l'accès aux soins : le nord et l'ouest de la Norvège et le sud du Danemark.
Le rôle des hôpitaux universitaires dans la gouvernance de la télésanté au Québec est également illustré par les 4 RUIS (Réseau Universitaire Intégrés en Santé) qui ont à leur tête les CHU de Montréal, McGill, Laval et Québec. Le gouvernement du Québec finance ces RUIS pour les soins, notamment ceux délivrés par télésanté. Cependant, tous les RUIS n'ont pas le même développement de la télésanté, le plus important étant celui conduit par le CHU McGill qui a au sein de son RUIS la responsabilité des soins pour les populations Inuits du Grand Nord canadien.
Dans les Etats fédéraux comme l'Allemagne et l'Espagne, ce sont les gouvernements locaux qui gèrent le développement de la santé connecté. Il n'y a pas de programme national et le développement de la télémédecine est très inégal d'une région à l'autre. Ainsi en Espagne, la télémédecine est surtout développée en Catalogne, en Galice et en Andalousie. De même en Allemagne, il n'y a pas de programme national. La télémédecine n'est pas développée dans tous les länders. Seuls trois länders (Badr-Wurtemberg, Bavière, Berlin) ont un programme très structuré en matière de télémédecine, avec un développement essentiellement hospitalier. C'est également le cas des autres provinces canadiennes où le développement de la télémédecine relève directement des gouvernements de ces provinces (ministères de la santé).
Lorsqu'il y a centralisation de l'organisation et de la gestion par l'Etat, comme au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, la gouvernance est confiée à une agence nationale d'Etat. Dans ces pays centralisateurs, comme l'est la France, la télémédecine fait partie d'un programme national avec des résultats assez contrastés : le Royaume-Uni ayant du mal à développer son programme « 3millionlives« , alors que les Pays-Bas ont un programme de services de télémédecine (comme Portavita) qui est un réel succès, toujours en plein développement, et qui a fait l'objet d'une coconstruction industriels-professionnels de santé libéraux et hospitaliers.
Et en France ?
La France a assez bien réussi son programme prioritaire de télémédecine au cours des cinq dernières années grâce à la mise en place en janvier 2011 d'un comité de pilotage stratégique, une gouvernance centralisée (voir l'image ci-dessous), et un pilotage opérationnel décentralisé (ARS). Il est donc inexact de laisser entendre que le premier plan stratégique de télémédecine n'aurait pas eu de gouvernance….
La revendication française d'une gouvernance de la santé connectée repose surtout sur le désir légitime du milieu industriel d'obtenir une pérennité du marché des objets connectés de santé et des dispositifs médicaux, et de mettre fin à ce que certains appellent à tort « un secteur clairement immature en France (Jean-Yves Paillé, La Tribune du 17/06/2016). Le marché de la santé connectée connaîtrait ainsi « des difficultés de développement en raison d'une demande insuffisante de la population française, d'un cadre de confiance pour les professionnels de santé (à conforter) afin que ces derniers prescrivent des objets de la santé connectée ».
Le modèle du marché de la santé connectée aux Etats-Unis est souvent pris en référence par les commentateurs médico-économiques des médias français, notamment dans l'étude Accenture publiée en 2015. Une médecine à l' »américaine » est-elle possible en France ? Nous ne le pensons pas et la plupart des professionnels de santé français ne le souhaitent pas. La France a une tradition de la médecine clinique que les Etats Unis n'ont jamais eu. Notre pays peut développer la santé connectée et la télémédecine sans avoir à copier le modèle américain. Il est d'ailleurs frappant de constater que beaucoup d'autres pays européens ont une approche similaire, notamment les pays qui ont un système de santé de type bismarkien.
Quelles seraient donc les missions d'une gouvernance idéale pour pérenniser le marché de la santé connectée et de la télémédecine ?
Cette gouvernance devrait pouvoir influencer l'offreur industriel d'objets connectés de santé et de dispositifs médicaux, faciliter leurs usages par le citoyen ou le patient et faciliter leur prescription par le professionnel de santé médical.
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Influencer l'offreur industriel d'objets connectés de santé et de dispositifs médicaux
Nul ne conteste que nous sommes en face d'une production excessive d'objets connectés de santé. Certains diront qu'il s'agit d'un véritable tsunami. Plus de 100 millions d'objets connectés de santé dans le monde aujourd'hui et seulement moins de 300 homologués aujourd'hui par la FDA aux USA. Cette bulle risque d'exploser dans quelques temps.
Le marché des objets connectés du « bien être » peut difficilement être régulé par une autorité sanitaire. Il relève généralement de l'offre commerciale classique et la régulation se fait d'elle-même vis à vis d'objets « gadgets » dont la durée de vie commerciale est généralement brève.
Il existe des objets connectés de santé qui, sans être des dispositifs médicaux, ont un intérêt sanitaire dans la prévention primaire de certaines maladies chroniques. On pense en particulier à tous ces objets permettant au citoyen de mesurer son activité physique journalière, sa consommation calorique, l'évolution de son poids, etc. C'est le « quantified self ». Ces objets, lorsqu'ils sont bien conçus, peuvent être de véritables « coachs » pour le citoyen qui veut maîtriser ses facteurs de risques en santé. Il y a également tous ces objets connectés qui peuvent être utiles pour maintenir l'autonomie d'une personne, rééduquer certains mouvements ou améliorer certains handicaps (serious games).
Ces objets pourraient être prescrits par les professionnels de santé dans le cadre d'une action préventive de certains facteurs de risques ou de certains handicaps. Un groupe de travail multidisciplinaire a été constitué au ministère de la santé en 2015 (GT 28) pour étudier les conditions de labellisation, sans recourir à un marquage CE, ce qui permettrait aux professionnels de santé de les prescrire. Les conclusions du GT 28 sont attendues pour la fin d'année 2016, en espérant que des propositions seront faites au moment de la LFSS 2017.
Les professionnels de santé sont favorables à la prescription de certains objets connectés de santé, mais souhaitent être parties prenantes de leur construction, si ce sont eux qui doivent être les prescripteurs. La nouvelle gouvernance pourrait favoriser cette coconstruction industriels-professionnels de santé (sociétés savantes médicales) d'objets connectés en santé. La prudence actuelle des professionnels de santé, outre les obstacles juridiques à lever, est surtout fondée sur la difficulté à reconnaître les objets fiables et sécurisés de ceux qui ne le sont pas. Une coconstruction de tels objets serait à même de créer un meilleur climat de confiance chez les professionnels de santé.
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Faciliter leurs usages par le citoyen ou le patient
L'usage de certains objets connectés pour le bien-être du citoyen, tels que ceux qui mesurent l'activité physique hebdomadaire, la quantité calorique des aliments, ou ceux qui accompagnent le sevrage du tabac ou la consommation d'alcool, dans le but d'une prévention primaire du risque de maladies chroniques, comme le diabète de type 2 lié pour une bonne part au surpoids, l'hypertension artérielle chronique favorisée par une alimentation trop riche en sel et l'excès d'alcool, l'insuffisance respiratoire secondaire à la BPCO post-tabagique…etc.
L'usage de ces objets devrait pouvoir être recommandé par les professionnels de santé (le pharmacien d'officine peut avoir un rôle essentiel en collaboration avec le médecin de soin primaire), à la condition qu'une autorité sanitaire ait donné préalablement à ces produits un label garantissant leur fiabilité et la sécurité des données qu'ils recueillent et délivrent. La prise en charge financière, en partie ou en totalité (conditions de ressources), pourrait alors être assurée dans le cadre de vastes programmes de prévention initiés par les complémentaires santé ou l'assurance maladie obligatoire.
L'usage des dispositifs médicaux ayant le label CE doit être réservé aux patients ayant une maladie chronique avérée et avancée, dont la télésurveillance médicale à domicile apporte un réel service médical en matière de réduction de la morbi-mortalité, démontré par des études scientifiques publiées dans des revues avec comité de lecture. Ces dispositifs médicaux de télémonitoring, construits avec des algorithmes, sont prescrits par les professionnels de santé qui engagent leur responsabilité pleine et entière (sécurité de résultats). Ces dispositifs, qui auront le label CE, seront inscrits sur la LPPR. Dans le cadre de l'expérimentation art.36 de la LFSS 2014, 4 maladies chroniques, dont les patients bénéficient d'une ALD, ont été pris en compte (insuffisance cardiaque chronique, insuffisance rénale chronique dialysée ou transplantée, insuffisance respiratoire chronique avec assistance respiratoire et diabète complexe insulino-traité). Les propositions de financement par l'assurance maladie, tant de l'industriel ou du prestataire pour les produits inscrits à la LPPR, que des professionnels de santé qui assureront la télésurveillance médicale feront l'objet très prochainement d'un arrêté de la Ministre de la santé.
Dans ce champ de la télésurveillance médicale à domicile des maladies chroniques avancées, souvent responsables d'hospitalisations évitables, la France est plutôt innovante par rapport aux autres pays européens, notamment dans le modèle de financement qu'elle propose.
Le rôle des usagers et des patients dans le choix des objets connectés de santé est essentiel et doit être pris en compte. Plusieurs associations d'usagers et de patients s'investissent aujourd'hui dans des « living lab » de maladies chroniques et veulent ainsi évaluer la qualité d'usage d'objets connectés de santé. La coconstruction d'objets connectés de santé devrait prendre en compte les avis du « e-patient ».
Enfin, le développement de ces modes de prise en charge à domicile par des systèmes de télémonitoring sera d'autant plus facilité que les professionnels de santé médicaux auront été associés à la construction des algorithmes. C'est la position que soutient la société française de télémédecine (SFT-Antel).
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Faciliter leur prescription par le professionnel de santé médical
On l'a vu précédemment, le professionnel de santé médical prescrira certains objets connectés de santé et les dispositifs médicaux lorsque la responsabilité qu'il engage sera clairement identifiée. La France a été plus loin dans le droit de la responsabilité médicale que la plupart des autres pays européens. Le rôle du pharmacien d'officine doit être également mieux défini car les dernières lois de santé (juillet 2009, janvier 2016) lui donnent une responsabilité dans l'accompagnement des patients atteints de maladies chroniques. Peut-il être prescripteur d'objets connectés de bien-être ? La question mérite d'être débattue. Le pharmacien a toute sa place dans le parcours de soin primaire en collaboration avec les autres professionnels de santé, le médecin traitant ayant la responsabilité légale et réglementaire de la coordination de ce parcours de soin.
Les objets connectés de santé et les dispositifs médicaux peuvent s'intégrer aux pratiques de la télémédecine. Le programme national prioritaire de télémédecine de juin 2011 a permis le développement de la téléconsultation et de la télé-expertise dans diverses situations où un besoin d'amélioration de l'accès aux soins existait. Le prochain plan quinquennal de développement de la télémédecine pourrait être consacré à la prise en charge à domicile des patients atteints de maladies chroniques avancées par télésurveillance médicale. La prévention des hospitalisations et des venues aux urgences devrait avoir un impact significatif sur les dépenses hospitalières. Mais il faudra plusieurs années pour le démontrer.
En résumé, la France souhaite innover dans une gouvernance centralisée du développement de la santé connectée afin de pérenniser le marché des objets connectés et des dispositifs médicaux. Les chances de succès passent nécessairement par une collaboration étroite entre les pouvoirs publics, les industriels et start ups de la santé connectée, les représentants des usagers et patients et les représentants des professionnels de santé médicaux et non médicaux. Si une telle gouvernance se mettait en place en 2017, ce serait réellement une innovation purement française, car rares sont les pays qui ont fait un choix aussi centralisateur pour développer la santé connectée et la télémédecine. Les réussites en Europe ou sur le continent nord-américain sont surtout liées à des gouvernances très décentralisées ou des pays de très petites tailles. Mais peut-il en être autrement au pays du jacobinisme ?
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