Pour une partie du grand public, l'agriculture renvoie à une image d'Épinal, champêtre. Pour une autre, elle a en mémoire les blocages sur l'autoroute par les éleveurs de vaches laitières en colère. Entre ces deux instantanés du monde agricole, il y a des histoires. Une histoire d'hommes et de femmes, une histoire technique, une histoire industrielle, une histoire écologique et bien d'autres encore. Place bientôt à l'histoire de la Smart Agriculture.
Cette année en France, la suppression des quotas laitiers, les baisses successives des aides PAC, les prix bas des céréales sur les marchés combinés aux mauvaises récoltes dues aux intempéries provoquent un stress énorme pour les exploitants.
Dans l'hexagone, le nombre de fermes diminue, le nombre d'agriculteurs, également. Selon les chiffres mis en avant par la FNSEA en janvier 2016, ils ne représentent plus que 3,6 % de la population active, soit environ 900 000 agriculteurs pour 500 000 exploitations. En 1963, il y avait près de 2 millions d'exploitations et près de quatre millions d'agriculteurs.
Avec la progression des zones urbaines, la surface agricole utile (SAU) diminue. Pourtant, les fermes ne cessent de s'agrandir. Logique implacable, les exploitants, moins nombreux, doivent gérer des espaces de plus en plus importants. Si certaines personnes “retournent à la terre”, les difficultés du métier et du mode de vie inhérent à celui-ci n'attirent pas.
L'apport de l'Internet des Objets, du Big Data et plus globalement du numérique semble crucial pour aider les exploitants à améliorer leur productivité, et surtout dynamiser l'écosystème qui l'entoure. Nous appelons cela la Smart Agriculture.
L'innovation agricole ne date pas d'hier
Contrairement à la croyance générale, l'agriculture a toujours été “un secteur” d'innovation. Des premiers outils, en passant par la traction animale, puis la démocratisation des machines agricoles comme le tracteur, elle a déjà subi plusieurs mutations d'envergure.
En 70 ans, nous sommes passés d'une agriculture vivrière à une production de masse, dans laquelle la ferme est devenue une exploitation. Le métier change de visage, les professionnels parlent maintenant d'agriculture de précision, de smart agriculture.
Ces 20 dernières années, les plus grosses exploitations ont adopté des technologies de pointe, qu'elles soient spécialisées dans l'élevage ou la culture. Les robots de traite ne cessent d'évoluer depuis près de 25 ans. Si au début, ils n'étaient capables de gérer qu'une seule vache, ils peuvent recueillir aujourd'hui le lait de près de 200 laitières.
Ces machines automatisées accueillent le bétail, distribuent la nourriture, désinfectent le pis, etc. Certaines d'entre elles envoient même des notifications par SMS aux agriculteurs pour connaître la production journalière ou les alerter en cas d'infection, comme les mammites.
Plus proche dans le temps, depuis une dizaine d'années certains agriculteurs utilisent des sondes, des capteurs à l'intérieur des vaches pour détecter les chaleurs ou encore recevoir une alerte au moment du vêlage.
De même, les tracteurs, démocratisés en Europe à partir des années 1950 grâce au Plan Marshall, disposent depuis le début des années 2000 des systèmes de guidage GPS à l'intérieur des cabines.
Au même moment, en 2001, Marta Marconi devenu depuis Airbus Defence and Space lançait la commercialisation en France de son offre d'observation par satellite Farmstar. 15 ans plus tard, le groupe se prépare à la disponibilité de ses services agricoles à l'international à l'horizon 2020.
L'objectif, fournir des modèles d'analyse de la biomasse, pour indiquer aux cultivateurs à quel endroit d'une parcelle il faut moduler la dose d'intrants (d'engrais pour les néophytes). L'analyse par satellite s'avère moins fonctionnelle pour les petites étendues. Les exploitations ont maintenant accès à des services similaires grâce à la Smart Agriculture. Mais cette fois-ci, par survol de drones.
Le drone agricole : le cas d'Airinov
Airinov, pionnière du drone agricole, propose son expertise d'équipementier, de formateur et de conseil depuis 2010. Aujourd'hui, la société orchestre des vols chez 9 000 clients agriculteurs en France. Romain Faroux, PDG de la filiale de Parrot, explique :
“Ce sont des personnes qui ne possèdent pas de drones qui prennent commande pour un survol d'une ou plusieurs de leur parcelle afin d'obtenir un conseil concernant la quantité d'azote, d'engrais a y apporter. Nous avons un réseau de plus de 60 opérateurs qui vont de ferme en ferme et qui vont survoler une centaine d'exploitations chacun et nous, notre métier c'est d'être le coordinateur de tout ça.”
La solution d'Airinov est présente dans les catalogues de services d'une centaine de distributeurs “qui sont des conseillers techniques du monde agricole, la plupart du temps des coopératives, des chambres d'agriculture ou de négoces”. Ceux-ci font passer les commandes et ensuite Airinov déploie son réseau pour aller faire les vols chez les exploitants.
M-Cador, interview du spécialiste de l'analyse de données par drone !
Les données récupérées par le capteur présent sur le drone, établit une carte du champ qui montre les zones à travailler. Ces informations sont transmises sur papier ou depuis un fichier numérique pour que les exploitants rentrent le résultat dans le GPS de leurs tracteurs reliés aux épandeurs et faire automatiquement varier la dose d'engrais suivant les données récoltées par le drone.
L'entreprise s'adresse à tous les exploitants en conventionnel. “Nos clients ne sont pas forcément des geeks, n'ont pas forcément de grandes parcelles. Nous souhaitons démocratiser nos services et que chacun d'entre eux puisse trouver un intérêt à notre conseil.”
Au-delà de la mesure des intrants par l'analyse de la photosynthèse, Airinov prévoit également des cas d'utilisation de surveillance des parcelles ou des cheptels pour les éleveurs. Mais pour l'instant le coût d'un drone professionnel est élevé. Ebee SQ, le drone fabriqué par Sensefly, une autre filiale de Parrot, est par exemple vendue 9499 euros et c'est l'un des moins chers du marché. Une nouvelle tendance se profile cependant :
“On entre dans l'ère où le drone devient semi-professionnel. Il y a des gammes comme le Bebop 2 de Parrot, on va en avoir un usage récréatif, puis parfois on va faire deux ou trois choses sérieuses avec. Il est typiquement l'incarnation d'une nouvelle avancée dans la manière dont le grand public professionnel commence à avoir le réflexe du drone. Par exemple, il permet de faire le tour de sa ferme en un clin d'oeil”.
Le plus difficile selon Romain Faroux, c'est “de faire goûter” la technologie à l'agriculteur et d'avoir un service complet, non pas qu'un aperçu aérien, mais une véritable valeur ajoutée qui prouve l'utilité de l'objet à apporter des informations critiques.
Une évolution des services Smart Agriculture: ITK et l'hygrométrie connectée
https://www.youtube.com/watch?v=PvLPj5TU47I
Le service et le conseil à travers les drones et les objets connectés prennent donc une tout autre mesure dans ce contexte professionnel. Les entreprises et les distributeurs des solutions doivent suivre de près cette transformation.
ITK est une société basée à Montpellier, créée en 2003. Elle a pour principale activité l'édition de plateformes professionnelles sur le web qui sont autant d'outils d'aide au management et à la décision pour les agriculteurs et les viticulteurs. La solution CropWin, va permettre de faire une prévision des maladies, de la croissance et du rendement, de mesurer la quantité d'intrants, d'eau nécessaire au bon développement de la plante. ITK a également développé Vintel, une solution pour l'observation de l'irrigation des vignes sans capteurs.
Cette application a donné naissance à un objet connecté. Nathalie Saint-Geours est chercheur modélisateur en agronomie et responsable de l'équipe IoT d'ITK. Elle nous a expliqué qu'en six mois avoir finalisé le projet d'un débitmètre connecté avec l'aide de l'association Cap'Tronic. Ce boitier qui contient une petite turbine qui permet de mesurer la quantité d'eau nécessaire à apporter à la vigne et de piloter en temps réel le stress hydrique de la plante.
“Notre boitier se place sur l'arrivée d'eau et communique en LoRa jusqu'à la passerelle, puis en 3G jusqu'aux serveurs présents dans nos locaux” déclare Nathalie Saint-Geours.
Cette solution innovante, une offre comprenant une plateforme web et un objet, a séduit l'opérateur de télécommunication américain Verizon. Par le plus heureux des hasards, “c'est par l'intermédiaire d'un client américain de la plateforme Vintel que la firme américaine a eu vent du projet du débitmètre”. Les deux entreprises ont ensuite établi un partenariat qui permet à ITK d'estimer le chiffre d'affaires de sa branche IoT à un million d'euros durant la première année d'exercice, dont 50 % provenant du célèbre opérateur.
Le but est de déployer la solution en Californie, état qui souffre d'un très gros problème de sécheresse. “Nous souhaitons déployer 10 000 objets connectés d'ici 2017.” déclare la responsable. “ITK passe de concepteur de prologiciel à fabricant d'objets connectés pour s'adapter à la demande de plus en plus importante. En cela Cap'Tronic nous a aidés dans cette transition.” Affirme notre interlocutrice.
Le tracteur autonome : pour certains un confort, pour d'autre une nécessité
Cette transformation des métiers, le fabricant de machines agricoles Case IH connaît bien. Née aux États-Unis, cette entreprise résulte de la fusion en 1984 de Case, de David Brown et d'International Harvester, trois constructeurs historiques de tracteurs (notamment).
Aujourd'hui Case IH s'inscrit pleinement dans cette optique de l'agriculture de précision. L'entreprise propose notamment son système AFS, une gamme de solutions et un logiciel pour aider les agriculteurs dans leur gestion d'exploitation. Son réseau RTK+ couplé aux technologies de télécommunication déployé en France permet d'obtenir une précision reproductible de 5 ou 2,5 cm afin de corriger les trajectoires GPS des engins pour par exemple conserver la même taille de sillons.
Les entrepreneurs disposant des antennes sur leur toit bénéficient également d'une géolocalisation précise de leurs machines en circulation. Ainsi, ils peuvent notifier depuis leur bureau aux chauffeurs de changer de trajectoire, de descendre un peu plus la barre de coupe ou le soc de la charrue, ou là encore de savoir quelle partie d'une passerelle a le plus besoin d'intrants. Soyons clairs, les machines peuvent être connectées entre elles.
Dans cette démarche, Case IH va encore plus loin. Le 30 août dernier, la firme a présenté un concept de tracteur sans cabine et sans siège, complètement autonome. Le Farm Progress Show se déroulant à Boone aux États-Unis a été l'occasion de montrer un engin impressionnant disposant de huit roues motrices. Une gageure pour la Smart Agriculture.
Développé en collaboration avec la compagnie ASI, le tracteur est pilotable depuis un ordinateur ou une tablette, mais a pour principale fonctionnalité de ne plus avoir besoin de chauffeur.
Le Case IH Magnum autonome reprend les technologies de télématique et de précision citées auparavant et y ajoute le radar et le LiDaR, une technologie de guidage au faisceau laser et des caméras embarquées. Grâce à la géolocalisation et ces technologies, il peut repérer les obstacles mouvants et immobiles. Le Magnum ne repart quand l'opérateur lui a indiqué une nouvelle trajectoire.
Pour Rob Zemenchik, chef de produit marketing AFS mondial, ce véhicule apportera une aide cruciale : “Un chef d'exploitation peut superviser le travail de plusieurs machines avec une tablette tout en effectuant d'autres opérations ou même en conduisant un autre véhicule” déclare-t-il dans un communiqué de presse. Ce véhicule change également de champ en cas d'intempérie pour travailler sur terrain sec.
Mais comme nous le précise Hervé Reby, responsable communication en France pour la firme “la commercialisation de ce tracteur autonome n'est pas envisageable tant qu'il y a des contraintes législatives”. De même que pour les voitures autonomes, seuls les tests sur route sont possibles en Europe et dans certains États américains. Néanmoins, la multiplication des initiatives du genre et la prise de conscience des instances législatives à ce sujet vont rendre possibles les projets Smart Agriculture de Case IH. Il faudra toutefois attendre l'horizon 2020.
Smart agriculture : une adoption qui risque de prendre du temps en France
La majorité du temps, la diversité des technologies et des expériences laissent à penser que l'adoption de l'IoT dans le secteur de la Smart Agriculture sera rapide. Ce n'est pas l'opinion de Jean-Marie Séronie, agro économiste, auteur de “Vers un Big Bang agricole ? La révolution numérique de l'agriculture”.
Comme l'indique le titre de son dernier essai, Jean-Marie Séronie approuve cette transformation digitale, mais selon lui :
“En agriculture, nous sommes en train de vivre une évolution comme le tracteur. Il est revenu en France au début des années 1950, il s'est vraiment démocratisé 20 ans plus tard. C'est ce qui en train de se passer avec l'Internet des Objets et Big Data.” Il ajoute “Les nouvelles pratiques du numérique dans l'agriculture vont devenir courantes dans cinq ans, il faudra attendre de 15 à 20 ans pour voir une adoption générale ».
Dans nos logiques actuelles, 20 ans, cela fait beaucoup. Surtout que le moindre projet IoT peut sortir du sol en à peine six mois. Il ne faut pas oublier la dimension actuelle du marché français. Jean-Marie Séronie le rappelle, “l'année 2015 a été bonne, voire la meilleure des relevés, selon le ministère de l'Agriculture”. En revanche, cette année a été difficile à cause des intempéries. “Ce qui n'est pas le cas dans le reste du monde. Du coup, les prix des céréales sont bas. L'État a bien réagi dans sa politique d'aide d'urgence, mais l'heure n'est pas à l'investissement dans les nouvelles technologies”.
L'auteur ne s'arrête pas à cette explication conjoncturelle et explique que certains pays profiteront plus rapidement de ces innovations que les pays comme la France :
“Selon les experts, le Retour sur Investissement n'est pas assez fort en France. Le marché est technologiquement mature. Ce n'est pas sûr que le matériel et les technologies comme le Big Data améliorent grandement la productivité. Par rapport à des pays comme l'Australie ou les États-Unis où les exploitations sont bien plus vastes, en France les fermes sont de tailles moyennes. Les données récoltées n'apportent autant d'aides critiques.”
Cette remarque s'observe très bien dans l'activité d'ITK. Plus de 90 % de son activité se fait à l'export, principalement aux États-Unis. La transformation la plus rapide ne sera pas pour les agriculteurs qui devront s'adapter, mais bien pour l'écosystème de la Smart agriculture.
Australie : Un centre d'innovation IoT dédié à l'agriculture
Les entreprises et les startups qui proposent des solutions IoT, Big Data et des plateformes web se multiplient dans l'hexagone. “Cela risque « d'ubériser » le système de distribution français basé sur des coopératives et des entreprises historiques. S'ils ne réagissent pas rapidement, ils seront dépassés par les nouveaux entrants.”
Si l'international semble une cible plus pertinente pour l'Agri French Tech, pour Jean-Marie Séronie le marché du conseil “sera court-circuité par les plateformes d'échange entre agriculteurs j'en suis persuadé” ajoute-t-il. Les professionnels se tourneront alors vers un système d'entraide numérique, à l'instar des jeunesses agricoles catholiques qui faisaient de la sensibilisation aux nouvelles techniques agricoles dans les années 1950.
Mais pour l'heure, la Smart Agriculture a besoin d'apporter des solutions rapidement exécutables et à faible coût. Ce n'est qu'à ces deux conditions que l'adoption de tous les supports technologiques évoqués ci-dessus prendra forme. En attendant, certains débattront avec les instances économiques, politiques et travailleront d'arrache-pied pour retrouver un revenu décent. Ceci est une autre histoire.
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